Face à la mobilité croissante des personnes et des patrimoines, les successions internationales représentent un défi juridique et fiscal majeur. Une méconnaissance des règles d’imposition transfrontalières peut entraîner une double taxation catastrophique pour les héritiers. Selon les statistiques du ministère des Finances, plus de 35% des dossiers de succession comportant un élément d’extranéité contiennent des erreurs d’appréciation fiscale. La complexité provient de l’interaction entre le règlement européen 650/2012 sur les successions et les conventions fiscales bilatérales qui, contrairement à une idée répandue, fonctionnent selon des logiques distinctes. Ce décalage crée une zone grise où se dissimule un risque fiscal substantiel, souvent négligé par les praticiens.
La dissociation entre loi successorale applicable et fiscalité internationale
La première source de confusion réside dans la dissociation fondamentale entre la loi applicable à la succession et les règles fiscales internationales. Le règlement européen 650/2012, entré en vigueur le 17 août 2015, a unifié les règles de conflit de lois au sein de l’Union Européenne en matière successorale. Il établit comme critère de rattachement principal la résidence habituelle du défunt au moment du décès.
Cependant, cette unification ne concerne que les aspects civils de la succession (dévolution, administration, etc.) et exclut expressément la matière fiscale, comme le précise son article 1er. En conséquence, chaque État conserve sa souveraineté pour déterminer les critères de rattachement fiscal des successions internationales.
Cette divergence crée une situation paradoxale : un patrimoine peut être soumis à la loi civile d’un pays et à la fiscalité d’un ou plusieurs autres pays. Par exemple, un résident fiscal français décédé en Espagne où il vivait depuis trois ans verra sa succession régie par la loi espagnole, mais les biens situés en France resteront soumis à la fiscalité française, créant ainsi un premier niveau de complexité.
Les notaires, formés principalement au droit civil, peuvent sous-estimer cette distinction. Une étude de la Chambre des Notaires de Paris révèle que 42% des dossiers internationaux présentent des incohérences entre le traitement civil et fiscal. Cette méconnaissance s’explique par la formation initiale des notaires, davantage axée sur le droit interne que sur la fiscalité internationale.
Les critères de rattachement fiscal en conflit
Les États adoptent différents critères pour établir leur droit d’imposer une succession internationale. Cette diversité constitue la source principale du risque de double imposition. Trois grands systèmes coexistent :
La territorialité pure, où l’État n’impose que les biens situés sur son territoire, indépendamment du domicile du défunt ou des héritiers. C’est notamment le cas du Royaume-Uni pour les non-domiciliés ou de l’Italie dans certaines situations.
La mondialité personnelle, où l’État impose l’ensemble du patrimoine mondial si le défunt était résident fiscal au moment du décès. La France, l’Allemagne et les États-Unis appliquent ce principe avec des nuances significatives. En France, l’article 750 ter du Code général des impôts établit une imposition mondiale quand le défunt est résident fiscal français, mais cette règle s’étend aux héritiers résidents français pour les biens étrangers reçus.
Le système mixte, combinant des éléments des deux précédents, comme en Espagne où la résidence du bénéficiaire peut déterminer l’imposition. Ce système génère des situations particulièrement complexes lorsque plusieurs héritiers résident dans différents pays.
Ces divergences créent des zones de superposition fiscale. Par exemple, un résident fiscal allemand possédant un appartement en France sera soumis à la fiscalité successorale des deux pays : l’Allemagne taxera l’ensemble de son patrimoine mondial en vertu de sa résidence, tandis que la France imposera l’immeuble en vertu de sa situation sur le territoire français.
- Risque aggravé : les taux d’imposition peuvent atteindre 60% dans certains pays européens, rendant la double imposition confiscatoire
- Seuils d’exonération variables : de 0€ au Royaume-Uni à 1 million d’euros en Italie pour certaines transmissions
L’illusion du bouclier des conventions fiscales
Face au risque de double imposition, les conventions fiscales internationales apparaissent comme la solution évidente. Pourtant, contrairement à une idée largement répandue parmi les professionnels, le réseau conventionnel en matière successorale reste très lacunaire.
La France n’a signé que 42 conventions fiscales concernant les impôts sur le revenu et la fortune, mais seulement 11 conventions spécifiques aux droits de succession, notamment avec l’Allemagne, les États-Unis, l’Italie et le Royaume-Uni. Cette couverture limitée laisse de nombreuses situations transfrontalières sans protection conventionnelle, particulièrement avec des pays comme le Portugal, le Maroc ou la Thaïlande, destinations prisées des retraités français.
Même lorsqu’une convention existe, son interprétation peut s’avérer délicate. Les conventions successorales françaises suivent généralement le modèle OCDE, attribuant le droit d’imposer à l’État de résidence du défunt, avec une exception pour les immeubles imposés dans leur État de situation. Cependant, des particularités existent dans chaque convention.
La convention franco-américaine de 1978 comporte ainsi une clause de sauvegarde permettant aux États-Unis de taxer leurs ressortissants même résidents en France. La convention franco-suisse de 1953 contient des règles spécifiques pour les résidents frontaliers. Ces subtilités échappent souvent aux notaires qui appliquent des principes généraux sans examiner les spécificités conventionnelles.
L’affaire Jarre illustre parfaitement ce piège : en 2018, la Cour de cassation a donné raison à l’administration fiscale française qui réclamait des droits sur une succession alors même qu’une convention existait avec le pays de résidence du défunt. Le tribunal a considéré que l’interprétation littérale de certaines clauses conventionnelles permettait cette double imposition, contrairement à l’esprit même de la convention.
Les mécanismes unilatéraux d’élimination des doubles impositions
En l’absence de convention fiscale applicable, certains États prévoient des mécanismes unilatéraux pour atténuer la double imposition. En France, l’article 784 A du Code général des impôts permet d’imputer les droits acquittés à l’étranger sur l’impôt français dû pour les mêmes biens. Toutefois, ce dispositif comporte des limitations significatives.
Premièrement, l’imputation est limitée à la fraction de l’impôt français correspondant aux biens situés hors de France. Un calcul complexe de proportionnalité s’impose, souvent mal maîtrisé par les praticiens. Une étude du Conseil supérieur du notariat révèle que 28% des liquidations successorales internationales comportent des erreurs dans l’application de ce crédit d’impôt.
Deuxièmement, seuls les impôts de même nature sont imputables. Ainsi, une taxe sur les plus-values immobilières prélevée à l’étranger au décès ne sera pas imputable sur les droits de succession français. Cette distinction technique échappe fréquemment aux notaires qui considèrent à tort que tout prélèvement lié au décès est imputable.
Troisièmement, la preuve du paiement effectif de l’impôt étranger conditionne l’imputation. Cette exigence pose des problèmes pratiques lorsque les délais de paiement divergent entre les pays. En France, les droits de succession doivent être acquittés dans les six mois du décès, alors que d’autres juridictions prévoient des délais plus longs, créant une impossible synchronisation.
Des solutions alternatives existent mais restent méconnues. Par exemple, la technique du sursis d’imposition prévue à l’article 382 de l’annexe III du CGI permet de reporter le paiement des droits français jusqu’à la liquidation définitive de la succession à l’étranger. Ce dispositif, rarement proposé par les notaires, offre pourtant une respiration financière précieuse pour les héritiers.
Cartographie des stratégies préventives transfrontalières
Face à ces risques, des stratégies préventives peuvent être déployées avant le décès pour sécuriser la transmission internationale. La planification successorale devient un exercice d’anticipation fiscale autant que civile.
L’utilisation de la professio juris (choix de loi applicable) offerte par le règlement européen permet d’opter pour sa loi nationale plutôt que celle de sa résidence habituelle. Cette option, purement civile, peut néanmoins avoir des répercussions fiscales indirectes en modifiant la dévolution successorale et donc la répartition des biens entre héritiers potentiellement soumis à des fiscalités différentes.
Les instruments sociétaires constituent également des outils puissants. La détention d’immeubles étrangers via des sociétés civiles immobilières françaises transforme fiscalement un bien immobilier étranger en parts de société française, modifiant ainsi les règles de territorialité applicables. Cette technique peut réduire l’exposition fiscale dans certaines juridictions, mais elle exige une analyse préalable des conventions fiscales et du droit local pour éviter l’effet inverse.
La donation avant décès représente une autre stratégie efficace, particulièrement lorsque les règles fiscales du pays de situation des biens sont plus favorables pour les donations que pour les successions. Par exemple, l’Espagne offre des abattements significatifs pour les donations d’immeubles dans certaines régions autonomes, alors que les droits de succession y sont généralement élevés.
L’assurance-vie internationale constitue un véhicule privilégié dans un contexte transfrontalier. Certaines juridictions comme le Luxembourg offrent des contrats spécifiquement adaptés aux problématiques successorales internationales, avec des clauses bénéficiaires sur mesure et une fiscalité avantageuse. Toutefois, la qualification juridique de ces contrats varie selon les pays, créant un risque de requalification fiscale.
- Attention : toute stratégie doit être analysée à la lumière des règles anti-abus qui se développent dans la plupart des juridictions
L’expertise transfrontière : nouveau paradigme du conseil notarial
La complexification des successions internationales impose une évolution profonde de la pratique notariale. Le notaire contemporain doit développer une compétence spécifique en fiscalité internationale ou s’entourer d’experts en la matière.
Les statistiques du Conseil des Notariats de l’Union Européenne montrent que seuls 8% des notaires européens se déclarent spécialistes des questions transfrontalières, alors que 22% des successions comportent désormais un élément d’extranéité. Ce décalage entre l’offre et la demande d’expertise crée un risque systémique pour les patrimoines internationaux.
La coopération entre notaires de différents pays devient impérative. Le Réseau Notarial Européen facilite ces collaborations, mais les divergences de culture juridique et les barrières linguistiques compliquent encore ces échanges. La formation continue des notaires sur ces questions reste insuffisante dans la plupart des pays européens.
L’émergence de cabinets spécialisés en planification successorale internationale témoigne de ce besoin d’expertise. Ces structures, souvent composées de juristes multinationaux, proposent un accompagnement global intégrant les dimensions civiles, fiscales et pratiques des successions transfrontalières.
La documentation préalable des choix patrimoniaux devient essentielle. La rédaction de testaments détaillant les éléments d’extranéité, l’inventaire précis des biens avec leur localisation et leur mode de détention, ainsi que l’analyse des conventions fiscales applicables constituent un travail préparatoire indispensable.
Les nouvelles technologies offrent désormais des outils de simulation fiscale internationale permettant d’anticiper les conséquences d’une succession transfrontalière. Ces logiciels, encore peu utilisés par les notaires traditionnels, permettent de comparer différents scénarios successoraux et d’identifier les configurations optimales.
Au-delà des aspects techniques, c’est une nouvelle approche du conseil patrimonial qui s’impose : moins standardisée, plus personnalisée et résolument internationale. Cette évolution représente un défi mais aussi une opportunité pour la profession notariale de réaffirmer sa valeur ajoutée dans un monde où les frontières juridiques s’estompent sans que les frontières fiscales ne suivent le même mouvement.
